L'école de la Voie
Jean & Georg

JEAN ...
Le téléphone sonne et j'ai Jean à l'appareil:
"Docteur, je vous appelle pour prendre un rendez-vous pour Belle.Vous savez nous en avions parlé la dernière fois»
Jean parle d'un rendez-vous pour euthanasier sa chienne Belle.
J'ai diagnostiqué une tumeur mammaire il y a trois ans. Nous avons décidé ensemble de ne pas la faire opérer mais de l'accompagner au mieux. Jean a fait les traitements à la lettre mais lors de la dernière visite nous avons constaté que Belle arrive à la fin.
Quand quelqu'un a pris la décision de l'euthanasie, le rendez-vous doit être donné rapidement. Je dis alors:
"C'est entendu Jean, quand voulez-vous venir?»
-Il faut que ce soit un matin,me dit-il,car l'après-midi je suis souvent à l'hôpital»
Je lui donne un rendez-vous pour le lendemain matin à la première heure et lui demande ce qu'il fait à l'hôpital.
Jean, je le connais depuis une dizaine d'années, peu de temps après qu'il ait pris sa retraite de mécanicien. Il a environ 75 ans, le souffle court à cause de son embonpoint.
Le week-end il va à la chasse au lièvre avec ses deux chiens.C'est un connaisseur et peut raconter des histoires passionnantes sur tous ses exploits. Je lui connais une bonne santé et suis de ce fait étonné qu'il me parle d'hôpital.
Il me dit:
»je suis presque tous les après-midis à l'hôpital pour accompagner mon fils qui est en fin de vie.Il a une tumeur au pancréas et il n'y a plus rien à faire.»
Quand j'ai raccroché, j'ai fondu en larmes.
Pour un père, j'imagine que c'est le pire d'accompagner son enfant en fin de vie.
Comment ça va se passer demain matin?
Jean est à l'heure avec Belle.
Je suis là aussi, tout émotionné et espérant que tout se passe bien.
J'explique à Jean ce que je vais faire et comment le médicament va agir.
Belle est sur la table et reste très tranquille quand je la rase pour faire une injection
intraveineuse.Tout se passe bien et Belle s'endort. Quand elle se couche Jean détourne son regard et je vois qu'il ne peut cacher son émotion.
Moi aussi j'ai les larmes aux yeux et ma compassion pour Jean est grande. Cette émotion je la sens dans mon corps comme une vague qui, très lentement, diminue.
Je donne un mouchoir à Jean mais il essuie la table avec.
Au moment de me faire son chèque, il me parle de son fils. Le diagnostic de la tumeur du pancréas a été posé il y a un an et demi. La chimiothérapie a très bien fonctionné et à la fin de l'année dernière les résultats au scanner étaient très bons.Toute la famille avait fêté Noël soulagée par la bonne nouvelle.
Et au printemps la tumeur est revenue et ne réagissait plus à aucun traitement.
Le fils de Jean savait qu'il allait mourir et était tranquille.
Jean m'a rappelé quelques jours plus tard pour me dire que son fils était décédé le même jour dans l'après-midi.
Je lui ai dit »vous avez été un très bon père pour votre fils» ...et nous avons raccroché.
& GEORG ...
Quand j'ai Jean au téléphone, je suis tout se suite dans un état «d'alerte émotionnelle»,
je connais la raison de son appel, l'euthanasie de son chien. Cette alerte c'est la peur
d'être submergé par une émotion forte, trop forte? En même temps je veux protéger
Jean pour que lui n'ait pas d'émotion à gérer de son côté.
Jean me dit qu'il ne peut pas venir les après-midis parce qu'il va à l'hôpital. Je ressens
qu'il veut me dire quelque chose et je pose la question du pourquoi. La réponse qui dit
qu'il doit se trouver au chevet de son fils en fin de vie me submerge avec une
sensation-une énergie?- qui remplit tout mon thorax(une forte émotion). Le mental
rajoute tout de suite une histoire, cela doit être le pire pour un père de se trouver au
chevet de son enfant mourant.Sentir l'impuissance, ne rien pouvoir faire me semble
insupportable.
Quand je raccroche je fonds en larmes, je sanglote, je vis un moment de désespoir.
Je me mets à sa place et je suis en même temps content de ne pas y être.
J'éprouve de la compassion pour lui. Je me reprends avec l'idée de pouvoir partager cela avec Sarah....comme si le partage pouvait vider le trop-plein.
Le lendemain matin je ne suis pas tranquille, j'appréhende, est-ce que ça va se passer
comme je l'ai prévu? Quand Jean et Belle sont là je suis très calme dans mes gestes et dans mon langage. Le chien s'endort et Jean tourne la tête et pleure, j'ai envie de le prendre dans mes bras mais je n'ose pas.
Je compatis, je sens monter les larmes. Je lui donne un mouchoir et il nettoie la table avec, cela me fait rire intérieurement car cacher sa sensibilité ne m'est pas chose inconnue. Jean me raconte, je sens encore les vibrations dans mon corps mais moins intenses qu'avant.
Ce que je ressens dans mon corps a une certaine intensité mais c'est plutôt neutre, est-
ce le mental qui lui colle une étiquette? Est-ce lui qui raconte une histoire et l'émotion
qui surgit après ?
J'ai l'impression que les deux sont possibles. Quand je relis cette histoire de Jean je
ressens à nouveau cette énergie-émotion- dans mon corps, moins forte évidemment.
Il y a des questions qui restent, le chemin est long et le silence est grand.
Georg - décembre 2022