L'école de la Voie
Le G.S club

Au bout de l’impasse crasseuse, il aperçut le bâtiment étroit dont son ami Jacques lui avait parlé. Il lui avait décrit le lieu avec enthousiasme. « Tu verras, c’est un concept de dingue ce club ! Ça va t’éclater ! Je suis sûr que tu n’as jamais vu ça ! ». La dernière phrase en demi-provocation avait achevé de le convaincre…lui qui avait traîné son ennui dans tous les clubs, les cercles et les groupes les plus underground, il fallait qu’il aille voir. Ce soir-là, l’ennui pesait encore plus lourd dans sa poitrine. Il était sorti de chez lui comme on part en cavale. En chemin il n’avait cessé de se demander « Mais qu’est-ce que je vais foutre là-bas encore ?! », tout en pressant le pas.
Arrivé au pied du bâtiment, il marqua un temps d’arrêt : bref instant de conscience de l’absurdité de la situation. Il commençait à s’amuser…Il observa l’immeuble borgne qui le surplombait, semblant pencher au-dessus de lui, prêt à l’engloutir. « On se croirait dans un décor de mauvais film » pensa-t-il. Il s’approcha de la porte en bois, étonnamment massive. Deux lettres étaient gravées : « G. S. ». Une petite lucarne s’ouvrit d’un coup sec.
« Mot de passe ? » exigea une voie masculine.
« Le continuum de l’éprouvé » dit-il de mémoire, sans y croire.
Après de profonds bruits de verrous et de clefs, la porte s’ouvrit.
Celui qui l’accueillit ne dit rien. Son regard était doux et perçant. Il eut un frisson et avança un peu plus profond dans l’étroit couloir d’entrée. Il avait l’étrange sensation d’être nu, tout à coup. Il fût donc étonné de se trouver face à un vestiaire. Un guichet improbable était creusé dans le mur et répandait une douce lumière dans le couloir glauque. En se penchant, il découvrit une femme irréelle qui lui souriait.
« Vous souhaitez déposer quelque chose ? » lui demanda-t-elle.
En retirant son manteau il lui demanda sans savoir pourquoi « Est-ce que mes affaires seront gardées en lieu sûr ? ».
Elle eut un petit rire amusé. « Oh ici les choses apparaissent et disparaissent, on ne sait jamais avec quoi on va repartir ! ».
Il lui confia pourtant son manteau, avec les clefs de chez lui, son argent, ses papiers d’identité…et commença à respirer plus profondément.
Il continua son chemin dans ce couloir qui faisait l’effet d’un long boyau. Il lui sembla qu’il marcha longtemps. Puis il arriva dans une très large pièce, aux contours incertains, pleine de recoins à la lumière tamisée. Il y avait quelques personnes ici et là, difficiles à distinguer. Il ressentait la sensation d’entrer dans une cave ou une grotte, ce genre de lieu où la densité de l’air est différente. C’était comme si la gravité était plus forte, il sentait son corps posé au sol. Il réalisa que l’endroit baignait dans un profond silence…un silence de cathédrale. « Ha ouaiiis…c’est ça le concept dont m’a parlé Jacques ! Le club du Grand Silence ! Haha, ça change des teufs electro ! ».
Il se dirigea vers le bar, comme un bateau vers un phare. Un comptoir, des tabourets, une barmaid. Mais rien d’affiché, ni de bouteilles alignées.
Il demanda « Euh…vous avez une carte ? »
« Non » fit-elle en le fixant dans les yeux « Ici on ne choisit pas ses consos, c’est moi qui sert. »
« Ha…ok, je vous fais confiance alors… »
« Voilà, c’est bien. » dit-elle avec un petit sourire satisfait.
Quand il but la première gorgée, il fut déçu. Il s’attendait à un cocktail unique, fait sur mesure pour lui par cette serveuse énigmatique, quelque chose de transcendant.
« Ben merde alors, un whisky-coca ! »
Il laissa son regard se promener autour de lui. Il regardait sans comprendre, mais c’était beau. Il était bizarrement détendu sur son tabouret, appuyé au comptoir, tourné vers cet espace indescriptible. Comme un tableau en clair-obscur, certains détails se révélaient tour à tour, au gré d’une lumière étrangement changeante. Ici et là, certains étaient assis immobiles comme des bouddhas. Il croisa quelques regards et se demanda comment ils étaient arrivés là. « Qu’est-ce qu’ils font ici ? » Il repensa au mot de passe énigmatique, confié par son vieil ami « le continuum de l’éprouvé » … « Mais qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? » Ça tournait dans sa tête comme un mantra.
Plus loin, installés dans des recoins douillets, quelques-uns étaient ensemble. Ils se regardaient intensément. Certains pleuraient, d’autres écoutaient, toujours en silence. Ça semblait doux…
Son attention fut attirée par un homme qui se tenait debout au fond de la salle. Il était long et souple, gesticulant avec fougue. Il se demanda s’il dansait ou s’il parlait à quelqu’un d’invisible…L’espace d’un instant il crut entendre un tambour. Ça ressemblait à une percussion sourde et régulière, qui faisait vibrer le sol. Et puis il comprit que c’était son cœur qui tapait dans sa poitrine.
« Qu’est-ce que ça te fait d’être ici ? » trancha soudain une voie sur sa droite. Il tourna la tête et buta sur un regard, brûlant. Il aurait voulu répondre « Je ne sais pas » mais les mots lui échappaient…les battements s’intensifiaient dans sa poitrine, et gagnaient ses tempes. Il lui semblait que tout son corps pulsait en rythme. Il eut chaud aux oreilles tout à coup. « Oula, il tape ce coca ! ». Il n’était plus que chair, souffle saccadé et sang qui pulse. Enfin vivant, il se sentait mourir. Et c’était tellement bon ! Il n’avait plus d’autres choix que de se laisser aller. Il accepta le deuxième verre que lui tendit la barmaid, visiblement amusée, et poursuivit son observation.
Une douce agitation montait dans la salle, comme une fièvre naissante. Il y avait de plus en plus de monde. Une femme se prosternait face au vide. Peut-être qu’elle priait ? Elle se releva, soudain illuminée par une lumière descendant du plafond. Elle portait une robe majestueuse. Les bras et le visage ouverts, elle ressemblait à une diva. Son chant silencieux dessinait des volutes bleues dans l’espace. Il observait, forcé d’en croire ses yeux. Quelque chose se débattait encore dans sa tête mais perdait déjà pied. Au centre de la pièce, quelques-uns écoutaient les couleurs, les yeux fermés, et commençaient à danser…pas vraiment danser comme dans les boites de nuit. C’était comme des mouvements qui venaient de l’intérieur, des ondulations qui répondait au chant coloré de la diva mystique.
Ailleurs il y avait des embrassades. Surement des retrouvailles entre habitués du club…il les regarda un instant, pincé d’une vague jalousie. Il fut soudainement projeté dans le passé, il vit le visage de son frère, des scènes de leur enfance colorée de bagarres et de fous rires. Ça avait la saveur du nez en sang et de la confiture sur la table de la cuisine. Il voyageait dans ses rêveries quand un brusque soupir souleva sa poitrine et le ramena sur son tabouret de bar, seul.
Il surprit le regard appuyé d’une femme non loin de là. Il ne l’avait pas remarquée avant. Elle ne semblait être là que pour lui, attendant un signe. Sa gorge devint sèche brusquement, et il eut du mal à déglutir. Il vida son verre d’un trait avec la furieuse envie de partir. Fuyant le regard trop présent de cette inconnue, il se mit à s’inquiéter pour son manteau et son précieux contenu, laissé si négligemment à l’arrivée. « Et si je perdais mes clefs, comment rentrer chez moi ? ». Il n’avait pas la force de bouger, cloué là sur place. Il ne savait plus trop qui il était. Il avait la sensation d’une chute sans fin dans un gouffre noir. Il aurait voulu appeler sa mère pour qu’elle vienne le chercher…il se mit à pleurer comme un enfant, avec des sanglots et la morve au nez.
La belle inconnue s’était rapprochée et lui tendait un mouchoir avec un sourire complice. Elle murmura « Bienvenue parmi nous ». Ils rirent ensemble. Il balaya la salle du regard et se rendit compte que tout le monde les observait avec tendresse. Il reçut des hochements de tête et des signes fraternels. Quelque chose de doux fondait dans sa poitrine. Il continuait à rire doucement, à rire de soulagement.
Elle prit sa main et l’attira au milieu de la pièce avant qu’il ait eu l’occasion de réagir. Fasciné, il la regarda danser. Elle ondulait avec souplesse comme un serpent. Puis il eut conscience de la lourdeur de son corps et s’inquiéta « Je ne sais pas danser sans musique, moi ! Comment tu fais ? » Elle rit. « Ne cherche pas la musique à l’extérieur ! Ecoute dedans ! » Il était paniqué. Les coups de tambours le ramenèrent au centre de sa poitrine. Il s’y accrocha désespérément et ferma les yeux. Il suivi le rythme puissant jusqu’à n’être plus que ça. Un immense choc régulier qui résonne jusqu’aux confins de l’univers. Quand il ouvrit les yeux, il vit son corps secoué de spasmes, convulser en une transe endiablée. Mais son regard était paisible. Il se sentait assis en lui-même.
Il regarda autour de lui pour découvrir ses compagnons. Tous ensemble, ils formaient une masse vibrante, secouée de couleurs qui irradiaient. Ça ressemblait un peu aux images des nuits du grand nord, lors des aurores boréales. Les volutes bleues du chant de la diva se mêlaient maintenant à d’autres couleurs, et emplissaient toute la pièce. Chaque danseur projetait de grands rayons irisés, changeant d’une couleur à l’autre et ondulant dans l’espace. C’était par endroits une brume légère, de couleur pastel, comme une présence vaporeuse. Ailleurs, il y avait des couleurs vives, éclatantes, presque douloureuses, qui se tordaient et s’enroulaient avec fureur.
Il observa les éclairs qui jaillissaient de sa poitrine, d’abord d’une noirceur de charbon, puis bientôt se teintant d’un rouge organique, à mesure qu’ils prenaient leur envol. Ils rencontraient et dansaient avec d’autres masses lumineuses, semblant jouer comme des pies malicieuses. Il croisa les yeux de sa partenaire, elle avait le visage d’une enfant, le regard fou de joie. Il sentit le même sourire dingue ravager son visage. Ils étaient comme deux gosses qui sautent sur le lit en hurlant de rire. Au-dessus d’eux, leur ciel commun explosait en feu d’artifice.
Cette nuit-là eut un goût d’éternité. Il n’aurait pas pu dire combien d’heures, ou combien de vies, il passa dans cet espace à danser, pleurer, boire, se reposer, aimer, exulter. Quand il se retrouva dehors au petit matin, l’air rafraîchit doucement son visage. Il resserra sur son corps son manteau retrouvé et enfonça ses mains dans ses poches. Ses doigts reconnurent les formes familières du trousseau de clefs et du portefeuille en cuir. Il se sentait plein de lui-même, et satisfait enfin. Il sourit et pris le chemin de la maison. En cours de route, il s’arrêta au bistrot pour prendre un p’tit café…
Laure
octobre 2022